
Et Volodia devint Zelensky
Co-réalisé par le documentariste Yves Jeuland et l’historienne spécialiste de l’ex-URSS Lisa Vapné, avec la journaliste au Monde Ariane Chemin, le documentaire Zelensky raconte le destin hors-du commun d’un enfant russophone, qui devint une star de la télévision russe, puis ukrainienne. Avant de devenir président de l’Ukraine, et d’incarner la résistance de tout un peuple face à l’envahisseur russe. Entretien avec Lisa Vapné.
L’Histoire : Comment décririez-vous le film ?
Lisa Vapné : C’est le portrait d’un homme qui devient président et chef d’un pays en guerre alors que rien dans sa vie ne l’y avait préparé. C’est le portrait d’un homme mais, aussi, en filigrane celui de sa génération et d’un pays – l’Ukraine. Il s’agit d’un documentaire mêlant des entretiens, et en premier lieu avec Volodymyr Zelensky, des images de tournage en Ukraine en 2024 et des archives audiovisuelles assez composites. C’est aussi une réflexion sur le mélange des genres, le documentaire et la fiction, le burlesque et la tragédie. Charlie Chaplin apparaît dans le film… et il m’est souvent arrivé au cours de cette année de travail de repenser à la scène de La Rose pourpre du Caire de Woody Allen où le personnage du film rejoint la vie réelle… vie réelle qui est de la fiction. Dans l’Ukraine d’aujourd’hui, la fiction a prédit le réel – mais les morts et la souffrance sont le quotidien du pays attaqué par la Russie.
L’Histoire : C’est évidemment un film engagé, dont l’idée est partie de la tragique actualité géopolitique, mais en quoi est-ce aussi un film d’histoire ?
Lisa Vapné : Nous n’avons pas voulu faire un film géopolitique ou un film qui réagirait à l’actualité. Je crois que pour nous trois, pour Yves Jeuland, Ariane Chemin et moi, c’était une évidence que ce film ferait un pas de côté par rapport aux images de l’Ukraine telles qu’on les voit quotidiennement et à celles de Volodymyr Zelensky en chef d’État qui habite les journaux télévisés depuis 2022. La question qui s’est posée toutefois à nous et qui s’est résolue au fil du montage avec le monteur Yvan Demeulandre était : comment, alors que nous faisions le portrait d’un homme avant le 24 février 2022, ce qu’il se passait depuis cette date allait pénétrer le film ? Nous ne voulions pas faire un film sur la guerre, mais nous voulions que le spectateur ressente le quotidien tragique de l’Ukraine à travers ce décalage entre des scènes souvent burlesques des vies antérieures de Zelensky et sa vie d’aujourd’hui.
Le film est pour moi évidemment un film d’histoire – même s’il n’y a pas d’historiens interviewés, seulement des témoins. Nous racontons presque cinquante ans de l’histoire de l’Ukraine à travers son président, cet homme atypique à l’enfance soviétique – il est né en 1978, en RSS d’Ukraine dans une zone majoritairement russophone – qui s’est tenu éloigné de la politique jusqu’à prendre goût avec ses amis à la satire politique après la révolution orange de 2004 et devenir président du pays en 2019. Cette histoire que nous racontons n’est pas qu’une histoire autour des grandes dates qui ont marqué le pays (elles jalonnent quand même le récit de manière assez didactique), mais c’est vraiment le récit à la hauteur d’enfant qui nous importait. Ainsi, la chute de l’URSS, nous ne la racontons pas depuis Berlin en 1989 ou Moscou en 1991. Nous restons dans sa ville industrielle de Krivyj Rih, avec lui. Pour lui, très concrètement, ce basculement signifie qu’il ne va plus porter le foulard rouge de pionnier et qu’il ne va pas devenir komsomol, membre de l’organisation de jeunesse du Parti communiste de l’URSS.
En co-réalisant ce film j’ai beaucoup réfléchi à cet adjectif « postsoviétique » qu’on utilise pour qualifier ce qu’il s’est passé dans l’ex-URSS après 1991. Il a été pertinent pour l’Ukraine, mais il a volé en éclats depuis 2014 avec l’invasion de la Crimée par la Russie… et plus encore en 2022, avec celle de l’Ukraine.
A partir de 1991, l’Ukraine va prendre une voie totalement différente de la Russie ou de la Biélorussie : un chemin politique fait de soubresauts, d’alternances politiques, quand la Russie fait tout pour qu’elle demeure dans son giron. En même temps, cela a encore du sens de parler de « l’espace postsoviétique » à ce moment-là. Dans cet espace, Moscou va demeurer longtemps une capitale symbolique. A la fin des années 1990, Zelensky songe à faire ses études à Moscou, il rêve de Moscou, car c’est là que « cela se passe ». Cela ne veut pas dire qu’il se sente russe… simplement, c’est à Moscou qu’il faut aller pour réussir. Et alors, que l’on grandisse à Krivyj Rih, une ville industrielle comme Zelensky ou à… Koursk, on écoute les mêmes vedettes, on se passionne pour les mêmes jeux télévisés, on regarde les mêmes films en VHS, on a encore une langue commune et une culture commune. Zelensky dit à un moment du film « Poutine n’est pas né dictateur – mais il l’est devenu ... » Ces deux pays ne sont pas nés pour se haïr, bien au contraire, mais ce film raconte comment on en est arrivés là.
L’Histoire : Comment avez-vous travaillé dans les archives ? A partir de quels fonds ? Y a-t-il eu grosse découverte ou surprise pour vous ?
Lisa Vapné : Tout d’abord, au cours du tournage, la production a récupéré des images personnelles de Zelensky auprès d’un de ses amis d’enfance. Cela a été la première pierre à l’édifice – extrêmement précieuse, mais un peu lacunaire. Et les photographies, c’est formidable, mais pour réaliser un film, les vidéos c’est mieux ! Nous rêvions avec Yves Jeuland à ce moment-là de retrouver une super 8 égarée, une VHS perdue où on verrait enfin Volodymyr Zelensky et ses copains en pionniers, un comédien en herbe sur une scène ou une estrade. Je suis partie en quête de cela, de manière un peu obsessionnelle et avec les moyens du bord pour retrouver des images de l’époque. J’ai passé des centaines d’heures sur YouTube à la recherche d’un trésor caché.
Ensuite, j’ai cherché dans un fonds d’archives audiovisuelles soviétiques des images pour raconter cette époque – des images pour l’arrière-plan historique en donnant la priorité à tout ce qui aurait été filmé à Krivyj Rih ou en Ukraine. Ce sont les images que l’on voit dans le premier épisode. Il y a enfin un autre travail autour de Zelensky sur scène, dans le KVN, un jeu télévisé humoristique et très populaire à l’époque de l’URSS, dans ces spectacles, dans les films, à la télévision.
La difficulté n’était plus du tout comme au début de l’enquête de composer avec la rareté – mais de trouver l’archive qui aurait du sens dans la masse immense qui se présentait à nous. C’était vertigineux… Pendant la campagne électorale de 2019 le fait qu’il se filme autant a été d’une grande aide. En ce qui concerne les sketchs, j’ai éliminé ceux que je trouvais intraduisibles ou qui étaient trop périmés, et qui faisaient intervenir des personnages de la vie politique ukrainienne inconnus depuis la France. Le sketch sur l’orgasme politique et celui sur « Kiev – mère des villes russes » nous ont semblé pertinents dans ce que nous voulions raconter à ce moment du récit. Toutes ces archives donnent à voir, pressentir.
Avec le recul, ce qui m’a surpris en travaillant sur ce film et en me plongeant dans ce parcours, c’est à quel point Zelensky n’était pas prédestiné à devenir l’homme qu’il est devenu. Naître dans une famille d’ingénieurs juifs soviétiques et russophones en 1978 et devenir président de l’Ukraine, chef d’un pays en guerre résistant à la Russie. Il aurait pu avoir tant de destins… et celui-ci me sidère encore tant il était improbable.
(Propos recueillis par Ariane Mathieu).
A voir:
Zelensky, Ariane Chemin, Yves Jeuland, Lisa Vapné, le mardi 13 mai 2025 sur Arte.
Et jusqu’au 11 décembre 2025 sur arte.fr (épisode 1 et épisode 2).